Tuesday, February 07, 2006

A CEUX QUI PERDRONT CES ELECTIONS

Cette dernière chronique avant le premier tour des élections, je veux la consacrer à ceux qui vont les perdre. Et leur dire : aussi tristes, dépités et inquiets que vous soyez, votre honneur et votre intérêt, pour une fois convergents, vous commandent de faire bon accueil aux vainqueurs. J’écris vainqueurs au pluriel, car il y en aura plusieurs. Même en cas de raz de marée en faveur d’un candidat, ce que les derniers sondages connus n’indiquent pas, celui-ci devra gouverner en formant une alliance. Il faut souhaiter que cette alliance ne soit ni trop large ni trop étroite. Ni une union nationale factice dont le but ne pourrait qu’être que de bâillonner l’opposition en lui donnant le baiser de la mort. Mais pas trop étriquée non plus : le vainqueur aura besoin de beaucoup de monde, et il aurait tort de prendre les rapports de force sortis des urnes comme définitifs.

Ceux qui ne feront pas partie de cette alliance majoritaire auront un grand rôle à jouer. C’est paradoxalement sur eux surtout que pèsera la responsabilité de donner une véritable vie démocratique à ce pays. La culture du pouvoir n’est pas à la portée de tous, le lamentable échec d’Aristide l’a montré, mais la culture d’opposition est peut-être encore plus difficile. Un opposant doit savoir jouer sa partition, sans être un complice de facto du pouvoir, mais tout en résistant à la tentation de sortir de l’orchestre. Le jeu démocratique suppose que le pouvoir en place accepte la critique, même vigoureuse, mais la critique, elle, ne doit pas nier la légitimité de principe du pouvoir.

Une opposition efficace et vigoureuse, habile mais patriote est un aiguillon qui améliore la qualité de ceux qui gouvernent. A l’inverse une opposition molle, connaissant mal les questions, ou inutilement braillarde et négative, est finalement la meilleure complice des pouvoirs arbitraires. Au lendemain des élections, les perdants devront comprendre que l’heure n’est pas à prendre des vacances, ni à se lamenter, mais plutôt à apprendre un nouveau métier, au service de la Nation, sans concession mais sans irresponsabilité. Si Haïti réussit sa transition démocratique, elle le devra plus à la qualité des vaincus de mercredi qu’à celle des vainqueurs. Et ne sachant pas qui va gagner, ce que j’écris aura la même portée que le parti Lavalas soit au pouvoir ou dans l’opposition. Pour appeler un chat un chat.

Mais je ne voudrais pas seulement faire appel à la grandeur d’âme et au sens de l’Etat des vaincus, je voudrais insister sur leur intérêt bien compris. De quel pays en effet les vainqueurs vont-ils hériter? Un pays ruiné, pour l’instant décrédibilisé auprès d’institutions internationales dont il dépend pourtant. Un pays divisé, où tout est à reconstruire. L’alternative pour le vainqueur ne sera donc pas entre le triomphe de la réussite et l’avanie de l’échec, mais plutôt entre ces avanies et ces impopularités qui forgent le succès et les facilités populaires qui conduisent à l’échec. En d’autres termes, le vainqueur de demain a toutes les chances d’être le vaincu des élections d’après-demain. La situation de l’opposition sera donc plus facile, dans les quatre ans à venir, que celle de la majorité. Mais pour remporter l’élection suivante elle devra travailler, travailler, travailler encore. Elle devra apparaître comme crédible, raisonnablement unie. Elle devra démontrer son sens de l’Etat.

Reconnaître sa défaite n’est jamais facile, ni humainement, ni politiquement. Et les risques de vengeances, d’abus de pouvoir, d’une nouvelle majorité triomphante et euphorique ne sont pas nuls. Ils sont même certains. Il faudra les dénoncer, mais il faudra aussi que la future opposition, sans tendre l’autre joue, reste dans le jeu et soit bonne joueuse. Car c’est un jeu qui en vaut la chandelle.

Margaret Cartier
Paris, le 2 février 2006

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Paru dans Le Matin d'Haiti, son édition du vendredi 030206