Thursday, April 20, 2006

MUSICIENS DU TEMPS

Les meilleurs hommes politiques n’ont au fond qu’un seul avantage sur leurs rivaux plus médiocres: ils savent jouer du temps, le plus difficile de tous les instruments de musique politique. C’est un art qui ne s’enseigne dans aucune école : à la différence de l’éloquence, du courage ou de la vertu, pour lesquels il existe sinon des manuels, du moins des guides, la maîtrise du temps ne s’apprend pas. C’est comme le sens du rythme en musique, c’est une moitié d’instinct et une moitié de technique.

Une mesure politique excellente en elle-même, mais annoncée au mauvais moment, nuira au bout du compte à un président, alors qu’une autre, bien moins efficace, mais présentée dans le « perfect timing » lui vaudra l’érection de statues. Trop précoce, une politique ne sera pas comprise, et ses éventuels effets bénéfiques ultérieurs ne seront pas attribués à son auteur mais à ses successeurs. A l’inverse, mise en œuvre en retard, une bonne politique souffrira toujours d’avoir été attendue quelque temps, et l’opinion ingrate oubliera les fruits tardifs mais conservera le souvenir du retard. Je l’avais bien dit, diront les opposants, le gouvernement a fini par agir, mais sous notre pression. La sagesse populaire française dit : « Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, c’est plus l’heure », et ce dicton tout simple devrait être gravé à la première page de tous les manuels de sciences politiques.

Parfois, ce sens du temps n’est pas une question de retard ou d’avance, mais de conscience de l’ordre dans lesquels les choses doivent être faites : faut-il donner la carotte avant les coups de bâton, ou bien après ? Est-il préférable de faire passer le goût d’une pilule amère en la faisant suivre de quelques sucreries, ou bien doit-on d’abord flatter pour endormir et profiter de l’anesthésie pour administrer un remède douloureux ?
Le bon « joueur de temps », ce chef d’orchestre politique, doit savoir concilier deux lignes mélodiques a priori dissonantes. La première consiste à imposer son propre temps, son propre rythme, aux autres, au destin. Pour cela il faut mener la valse, prévoir, penser à long terme, comme un joueur d’échec qui a plusieurs coups d’avance sur la partie. Un grand homme politique haïra l’idée d’être le jouet des événements, un fétu de paille balloté au gré du courant d’un torrent. C’est lui qui donne le tempo, qui convoque l’histoire, qui fait le calendrier.

Mais en même temps, derrière ces mâles accents, le grand homme est aussi un pragmatique, prêt aux plus féminines tactiques de séduction et d’accommodation, capable comme le judoka d’utiliser la force des événements extérieurs pour en tirer de l’énergie. Il saura quand, soudainement, changer d’avis, il sera comme un fauve, attentif, aux aguets, il humera sans cesse l’odeur des événements, des rapports de force, pour s’y adapter.

En Haïti, quelle est la partition sur laquelle les musiciens du temps vont devoir écrire ? Le court terme, en apparence surchargé, avec sa litanies d’urgences, la sécurité, la santé, l’éducation, la justice, ne posera paradoxalement guère de problèmes pour le nouveau gouvernement. Le pouvoir bénéficiera pendant plusieurs mois d’un « état de grâce », chez certains, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. Mais la partie, en Haïti, ne se gagnera qu’à long terme, et c’est pourquoi l’annonce d’un plan à vingt-cinq ans est une bonne idée. A condition cependant que ce plan ne soit pas de la poudre aux yeux, mais au contraire l’application de l’adage suivant : le long terme ne peut pas attendre, mais pour l’urgent on peut faire une pause.

Margaret Cartier
Paris, le 7 Avril 2006

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