Saturday, December 10, 2005

LA FRANCE CONFRONTEE AUX QUESTIONS HAITIENNES

Un double débat travaille la France aujourd’hui : celui du modèle républicain d’intégration des étrangers à la nation et celui du passé colonial du pays. Ces deux questions sont en partie liées, et toutes deux ne sont pas sans intérêt pour Haïti.

La question du passé colonial.

Tout a commencé avec un texte de loi, voté en février dernier dans une relative indifférence, qui proposait que les manuels scolaires rendent compte du « rôle positif » joué par les colons français à l’époque des colonies. L’enjeu politique, pour la droite, était de satisfaire une partie des anciens colons d’Algérie, qui représentent une fraction non négligeable de l’électorat du Front National de Jean-Marie Le Pen. Le gouvernement algérien émit alors de vives protestations, de même que les associations d’historiens. Le premier considérait que la présence française en Algérie n’a eu aucun rôle positif. Les seconds se sont élevés contre le fait qu’une loi vienne dicter une « histoire officielle » aux manuels scolaires. Le texte est récemment repassé devant l’assemblée et, la semaine dernière, a été confirmé. Il est dénoncé depuis par les éditorialistes de gauche comme la « loi Y’abon », en référence à un célèbre slogan publicitaire du temps des colonies.
Dans le même temps, et indépendamment, plusieurs livres collectifs, dont « La Fracture coloniale » dirigé par Pascal Blanchard aux éditions La Découverte, avaient lancé un débat sur la question de la mémoire du passé colonial de la France. En gros, pour certains de ces auteurs, la France métropolitaine a oublié, ou veut oublier, mais ce n’est pas le cas des Français immigrés d’anciennes colonies. Il existerait ainsi des « indigènes de la république », terme revendiqué par certains représentants de ces populations immigrées.

La question des banlieues.

On sait qu’au mois de novembre, pendant près de trois semaines, des (très) jeunes hommes, pour la plupart originaires d’Afrique, ont brûlé des centaines de voiture, chaque soir. Ils protestaient contre la police et l’attitude du ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, mais s’en prenaient aussi à tous les symboles de la république, les écoles, les pompiers, les monuments. Au-delà de la question des méthodes de maintien de l’ordre - le gouvernement a ressorti un texte autorisant le couvre-feu qui datait, justement, des guerres coloniales - , un vif débat a porté sur la nature de ces émeutes : sont-elles le fait de populations, africaines et arabes, qui refusent l’intégration et la république (analyse de droite), ou au contraire expriment-elles le regret d’être laissé à l’écart et pas assez intégrées (thèse de gauche) ? Le philosophe Alain Finkielkraut, dans un journal israélien, a vivement pris le premier parti : ces émeutes sont ethniques et religieuses avant tout.

A peine les banlieues calmées, voici que l’occasion de commémorer le bicentenaire de la victoire de Napoléon à Austerlitz est critiquée par ceux qui rappellent que l’empereur avait rétabli l’esclavage en 1804, interdit dans la loi française depuis 1793. Nicolas Sarkozy a du ensuite cette semaine annuler une visite en Martinique, devant les menaces de manifestations de ceux qui dénoncent ses propos, jugés à connotation raciste, sur les banlieues.

Voici donc mes Français, premiers au classement mondial des donneurs de leçons, qui doivent retourner aux vieilles questions politiques de base, les mêmes que les nôtres : qu’est-ce qu’une Nation ? Le passé colonial, pour le colonisé comme pour le colonisateur, est-il indélébile ? Les différences et les spécificités entre les catégories sociales sont-elles solubles dans la république ? Comment éradiquer et en même temps écouter la violence ? Qui sait, les débats et les réponses françaises nous seront peut-être utiles, bien que la France sache mieux poser des questions qu’y répondre.

Margaret Cartier
Paris, le 8 décembre 2005



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Monday, December 05, 2005

INTERET GENERAL

Il s’agit d’un terme aussi usé que ces paillassons sur lesquels on s’essuie les pieds au seuil des maisons et qu’on ne finit par ne même plus voir. Pourtant quand le paillasson n’est plus là, la maison est vite dans un sale état. L’intérêt général mérite cependant qu’on s’intéresse à lui et qu’on nettoie de temps à autre ce paillasson.

En Haïti, on le sait, sa définition est problématique. On voit trop bien les intérêts particuliers, on distingue des intérêts de catégories, mais l’intérêt général partagé par toute la Nation se dissimule obstinément aux yeux des meilleurs observateurs. Pourtant il est bien là.

Il est d’abord dans cette profonde banalité : l’intérêt général de ceux qui se trouvent dans un endroit, une demi-île, avec d’autres semblables, amis ou adversaires, c’est que la vie soit vivable. Entre le plus riche des bourgeois diplômés et la plus humble des paysannes, il y a certes tous les écarts que l’on connaît, et de nombreux intérêts opposés, mais il y a quand même deux points communs : le premier c’est qu’ils partagent, même de manière très inégale, la même terre.

Le second c’est que l’existence de l’un suppose celle de l’autre. Les uns peuvent vouloir maintenir ou renforcer leurs avantages, les autres peuvent vouloir gagner sur les premiers, mais même cette opposition suppose un cadre, et l’acceptation de ce cadre. Le plus violent des matches de foot suppose quand même qu’on soit d’accord pour jouer au foot sur le même terrain.

L’intérêt général n’est d’ailleurs pas le contraire des intérêts particuliers. Il est leur cadre, leur contenant, quelque chose qui les contient. Les intérêts particuliers en effet, pour continuer à s’exercer, ne doivent pas être destructeurs de leur environnement. En général, un intérêt général bien compris et bien partagé, loin de supprimer les appétits des individus ou des classes sociales, au contraire les aiguise.

Cela ne supprime pas les conflits ni les violences. Mais cela permet de les rendre compatibles avec la vie en société. C’est pourquoi l’intérêt général n’est pas qu’une vague abstraction pleine de bonne volonté, mais s’incarne immédiatement dans un ensemble précis de règles du jeu et de procédures.

Chacune de ces règles du jeu doit être comprise par tous. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit tout le temps respectée, cela même Dieu ne le demande pas aux hommes. Mais on doit savoir, quand on enfreint une règle, qu’elle a cependant été mise là dans l’intérêt de tous.

Pour cela il faut d’abord être convaincu que "l’intérêt de tous" existe. Et cela suppose un récit, un grand dessein, une ambition, un projet, on peut l’appeler de différente façon. La république américaine racontait l’utopie d’un monde libre et prospère. La révolution française s’est faite au nom des Lumières, la russe voulait construire le communisme, l’unité italienne a eu ses opéras et ses poètes. Quel est le projet d’Haïti ?

Il me semble que cela ne peut pas être seulement le développement, bien que, bien sûr, il faille le développement. Cela ne peut pas être seulement "la construction d’un Etat de droit", ce qui est juste mais froid et abstrait. Peut-être faut-il demander aux poètes, aux musiciens, aux romanciers, aux peintres, aux auteurs de théatre d’apporter leur concours et d’habiller de talent le récit de l’intérêt général des Haïtiens.


Margaret Cartier

mag.cartier@gmail.com
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