Monday, March 13, 2006

LA PLACE DE LA RUE POUR UN POUVOIR LEGITIME

"Ce n'est pas parce quelqu'un aime mon service,
qu'il faut que je l'influence avec mes idées"
Yannick Noah, tennisman



Même dans les démocraties les mieux installées, la rue, les manifestations parfois violentes de l’opinion publique, conservent une place légitime dans la vie politique courante. Mais il y a une condition subtile à ce pacte : la rue ne doit jamais être du côté du pouvoir. Seuls les régimes dictatoriaux utilisent les foules pour donner et se donner l’illusion de la légitimité. Hitler et Mussolini, qui avaient été régulièrement élus, n’en dédaignaient pas moins les démonstrations de masse. On sait cependant que leur élection n’en faisait pas pour autant des démocrates. Un gouvernement authentiquement démocrate sait se contenter des urnes et des institutions. Le peuple n’est pas content de nous ? Qu’il nous chasse avec son bulletin de vote. Le peuple soutient notre belle politique ? Qu’il continue à voter pour nous, nous n’avons nul besoin de vociférations, ni d’acclamations aussi excessives qu’éphémères.

En revanche l’opposition peut, sans rompre le pacte démocratique, et à condition de canaliser la violence, ressentir le besoin de s’exprimer hors des institutions si elle estime qu’à l’intérieur de celles-ci, où par définition elle est minoritaire, sa voix n’est pas écoutée. Mais les oppositions qui retournent au pouvoir grâce au soutien et l’intimidation de la rue sont en général instables, démagogiques, vouées à décevoir ceux-là même qui l’ont portée où elle est. Il s’agit donc d’une arme politique à employer avec parcimonie, en dernier recours, et seulement si on est dans l’opposition. Tel est l’enseignement de plusieurs siècles de démocraties, sur tous les continents qui en comptent.

Mais en Haïti, un nouveau pouvoir arrive qui bénéficie d’une double onction : celle du suffrage universel, et celle de la rue, comme en ont témoigné les regrettables mouvements de foule qui ont suivi le premier tour. C’est en théorie un avantage, mais en pratique une terrible menace, comme nous l’avons déjà vu avec Aristide. Bien entendu, aucun homme politique ne serait assez sot pour humilier ses propres supporters. Mais aucun ne devrait être assez sot pour ne pas faire la différence entre ceux qui l’adorent et ceux qui n’adorent que ses promesses. Machiavel aurait dit qu’il faut se méfier également des deux, mais dans le cas présent, le nouveau président devrait faire avec soin le partage. Les hommes et les femmes qui croient sincèrement en lui, en sa capacité d’homme d’Etat, donc en sa capacité à faire des choix douloureux, éventuellement désagréables à court terme pour eux, ceux-là sont ses meilleurs alliés. Sont-ils nombreux ? Par contre, ceux qui espèrent de lui des amnisties, des prébendes, des impunités, seront demain les fossoyeurs de son pouvoir.

C’est dans ce contexte que les spectaculaires photographies de Wyclef Jean posant à côté de chefs de gang notoires ont un sens politique extrêmement dangereux. La sanctification de Cité Soleil comme îlot de résistance à « l’intervention étrangère », vrai peuple authentique opprimé, pose un problème. Le but de tout gouvernement conséquent ne devrait-il pas être de faire disparaître Cité Soleil, en procurant à ses habitants de meilleures conditions de vie comprenant une rétribution juste et saine de leurs actes? Mais surtout pas d’en faire un acteur politique permanent de la vie publique haïtienne.

Là encore, c’est à l’opposition de faire son travail. C’est elle seule qui peut aider René Préval à se libérer de certains de ses soutiens pour en faire le président de tous les haïtiens, pas seulement celui de 300.000 habitants des bidonvilles. Et pour cela, elle doit confirmer aux élections législatives que l’autre moitié des haïtiens, celle qui n’a pas voté Préval au premier tour des présidentielles, est elle aussi une force politique aussi visible que ces « héros » -je suis tentée de faire la liaison - soutenus par un chanteur de rap américain d’origine haïtienne.

Margaret Cartier
Paris, le 9 Mars 2006

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Paru dans le Matin d'Haiti, édition du vendredi 10 Mars 2005